"Le peuple représente l'espoir politique, c'est lui qui a gardé la stabilité"
Ecrivain,
Dany Laferrière vit à Montréal. Il se trouvait à Port-au-Prince le 12 janvier 2010, à l'occasion d'un festival littéraire. Dans
Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011), il racontait le séisme.
Tout bouge-t-il encore autour de vous ?
Parfois, cela arrive, à l'improviste. Moins intensément qu'avant. On peut
vouloir oublier, mais la mémoire n'obéit pas à la volonté. Des voisins, des amis, sont restés par terre et cela m'habite. La douleur est tapie en nous et surgit.
Votre façon de percevoir le temps a-t-elle changé ?
Le séisme a duré trente-cinq secondes. Des gens sont morts pour
avoir bougé quelques secondes trop tard. Chaque seconde contient énormément de vies. Je ne sais pas ce que cela a changé. Il y a toujours eu des bouleversements dans ma vie. J'avais 23 ans, je travaillais dans un journal et, brusquement, j'ai dû tout
quitter parce que je me battais contre la dictature. Mais c'est à petit feu que l'on change. Une part de moi est capable d'
absorber, d'
attraper, de
transformer par l'écriture. Déjà sur place, j'ai commencé à
écrire.
Etes-vous souvent retourné en Haïti depuis le séisme ?
Oui, à plusieurs reprises et notamment pour une manifestation littéraire organisée par
Le Nouvelliste. Il y avait énormément de jeunes, c'était comme une ruche. Les Haïtiens sont venus de partout, des gens très pauvres, pour
faire signer mon livre, cela m'a beaucoup ému. Je ne pensais pas que des gens dont la maison était par terre feraient cela. Ce festival m'a montré qu'Haïti ne mourrait pas.
Vous avez dit que l'art, consubstantiel à Haïti, devrait être une composante de la reconstruction.
Je ne pense pas que l'on soit déjà dans la reconstruction. On est encore dans les urgences et cela va
durer. Port-au-Prince est une ville impossible, avec des heures d'embouteillage, peu d'électricité, des égouts à ciel ouvert. C'était déjà une capitale en faillite. Un plan est indispensable. Je ne sais pas dans quelle mesure il tiendra compte de la culture, mais elle est inscrite dans l'ADN des Haïtiens. Dans le monde entier, il y a une soif d'
aller en Haïti. Depuis vingt ans, on n'y voit plus que des diplomates, des journalistes ou des ONG, mais le pays accueillera des touristes. Pas pour la plage. Parce que c'est une terre magique, un endroit irrésistible qui appartient au fantasme universel. Vous pouvez
trouver Port-au-Prince repoussante, vous ne pourrez jamais la
sortir de votre esprit. C'est une terre habitée.
Pensez-vous que la diaspora haïtienne soit assez associée à la reconstruction ?
Non, parce qu'il n'y a pas encore de projet. Mais la diaspora passe chaque jour par des canaux individuels, elle subventionne Haïti à hauteur de deux milliards de dollars par an. Sur le plan politique, quelques grandes réunions ont eu lieu, sous la houlette de
(l'ex-président américain) Bill Clinton ou d'autres, pour
associer la diaspora. Les ONG, à qui l'on a adressé beaucoup de reproches, intègrent de plus en plus d'Haïtiens dans leurs structures à l'étranger.
Le pays peut-il avoir retiré quelque chose de positif de cette catastrophe ?
Cette question a été au coeur des jours qui ont suivi le séisme. A cause, d'abord, de l'intérêt international que cette catastrophe a suscité. La faillite écologique de la capitale, l'impossibilité de
creuser dans cette ville surpeuplée et insalubre ont montré que la situation devait s'
améliorer. Ce n'est pas tant l'argent qui va
manquer, mais
savoir que
faire. Il faut
essayer de
faire revivre des villes que les habitants avaient abandonnées pour
venir à Port-au-Prince.
Après le malheur et la souffrance, le séisme a ouvert une brèche, faisant
apparaître la nécessité de grands travaux. Il faudra au moins cinq bonnes années pour
faire quelque chose.
Haïti a-t-il des bases politiques assez solides pour cette reconstruction ? Malgré une instabilité épidémique, un clivage très fort entre nantis et victimes d'une misère extravagante, les kidnappings à l'aveuglette, il n'y a pas eu d'explosion ni de guerre civile. Le pays et Port-au-Prince se sont tenus. Tout tombait, tout le monde aurait dû
sauter sur tout le monde. Mais le peuple n'a pas échoué dans son contrat social. C'est lui qui représente l'espoir politique, c'est lui qui a gardé la stabilité. Son humanité a résisté à tous les coups d'Etat, à tous les tremblements de terre. Il attend le moindre reverdissement.
Propos recueillis par Béatrice Gurrey Article paru dans l'édition du 12.01.12
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2012/01/11/dany-laferriere-le-peuple-represente-l-espoir-politique-c-est-lui-qui-a-garde-la-stabilite_1628253_3222.html